La ronde de Janvier 2019: Musique(s)
Pour la ronde, un sujet commun est choisi, sur lequel chacun s'exprime et publie chez un(e) autre qui publie chez le suivant jusqu'à boucler la ronde. Elle tourne tous les deux mois et chaque fois nous étourdit.
Le thème de notre ronde, ce mois-ci, est musique(s)...
Ainsi va la ronde aujourd'hui,
Le voici de nouveau devant cette page blanche…
Inutile d’insister, les mots lui échappent.
Il attrape la thèse qu’on lui a demandé de relire. Autant ne pas perdre son temps puisque l’inspiration n’est pas au rendez-vous. Gagner sa croûte en corrigeant les textes des autres ou en noircissant du papier, payé à la ligne, il en a assez. Mais il ne sait rien faire d’autre. Comme disait sa mère : « tu n’es bon à rien en dehors de tes livres.. » Empiler les petits boulots sans intérêt, corriger des phrases exposant un sujet qui lui est étranger, relire des manuscrits qui feront le succès d’un autre, c’est une torture qu’il s’impose comme s’il voulait se punir d’avoir choisi les lettres plutôt que les chiffres contre la volonté de son père.
Sa vie aurait peut-être été différente s’il avait achevé son stage à la banque de l’oncle Gaston, le frère de sa mère qui avait « réussi ». Ce genre de réussite, bâtie sur l’argent des autres, le dégoûtait. Son père exaspéré par sa démission, l’avait envoyé à l’autre bout du pays pour la cueillette des fruits. Ce qui aurait dû être une punition, se révéla comme la plus belle période de sa vie. Les saisonniers dont il faisait partie, vivant ensemble jours et nuits, formaient une famille éclectique qui aurait déconcerté n’importe quel gosse de son âge. Mais pour la première fois de sa vie, il eut l’impression d’être accepté pour ce qu’il était, qu’on l’écoutait. De fermes en fermes, il avait suivi le groupe d’ouvriers étrangers qui parcouraient le pays en fonction du calendrier des récoltes. C’est là qu’il rencontra Lili, la catalane, à la voix si claire, au regard si bleu…
Deux ans de sa vie si importants pour lui, dont il avait gardé si peu de choses, quelques photos délavées, quelques morceaux de guitare dont la chanson fétiche que Lili lui avait apprise, quelques lettres. La musique rythmait leurs journées, berçait leurs amours, réchauffait leurs nuits. Lili chantait en s’accompagnant à la guitare, lui écrivait les paroles. Elle disait que la musique réunit les peuples et nourrit l’amour. Elle avait un timbre de voix unique, chaud et léger à la fois et un petit accent catalan qui le faisait fondre. Un regard d’elle et il était le roi de la scène.
Tout ceci était bien loin. Il n’avait plus joué pour personne depuis que Lili...
Retour en ville. Seul. Il faut bien gagner sa vie, devenir le spécialiste des petits boulots : de serveur en plongeur, d’écrivain public en correcteur pour maisons d’édition, de coach sportif en prof de français à domicile, accessoirement prof de guitare acoustique pour ado bobo désœuvré. La littérature est un luxe qu’il ne peut plus se permettre. Son roman est en panne, comme sa vie d’ailleurs. Aucune muse ne lui rend plus visite . Au fond, il sait bien qu’il n’a aucun talent, même si on appréciait ses arrangements quand Lili chantait autour du feu, même s’ils avaient un beau succès en faisant la manche en marge des festivals méridionaux. En dehors de ses études de lettres classiques, et de ces quelques années de duos partagés, il n’a rien fait de sa vie, rien d’autre qu’un carnet de chansons.
Enfin presque…
Mais cela personne ne le saura jamais.
Il ouvre la fenêtre, l’air est presque doux ce soir. Il s’approche du garde-corps branlant. Le sol qui brille sous la pluie d’automne paraît si proche. Il serait si simple…
Quelques notes de guitare montent du bar du rez-de-chaussée. Le mardi soir, le patron donne sa chance à des jeunes musiciens. Les habitués le savent et viennent encourager les débutants dans une ambiance bon-enfant. Voilà bien longtemps qu’il n’a pas sorti sa guitare. Après tout, ça le distraira un peu. Avant de se laisser le temps de réfléchir, il attrape son étui et descend.
L’ambiance était bonne ce soir, pense-t-il en sortant du bar. On se serait cru dans les seventies, autour du feu. Il regrette un peu d’être descendu, finalement tous ces sourires lui ont remué le couteau dans la plaie. Le son de sa guitare, les rires de l’assemblée, même les parfums alcoolisés de fin de soirée, tout ceci est si loin et si proche à la fois. Il fait quelques pas sur le trottoir, il va prendre un peu l’air avant de remonter dans son antre, histoire de se laver la tête…
- Attendez, crie une voix claire derrière lui.
Il se retourne. Un regard franc d’un incroyable bleu le transperce. La jeune femme le dévisage, l’air interrogateur.
- Où avez-vous appris le morceau que vous avez joué en dernier ?
Il hésite à répondre ou à tourner les talons. Cette inconnue au regard effronté l’intimide. Il se sent soudain coupable d’avoir chanté la chanson de Lili, mais après tout c’est aussi « sa » chanson. Et de quoi se mêle cette gamine, à la fin ?
- Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous voulez les paroles ? répond-t-il sèchement.
- Je connais cette chanson, c’est pour ça… répond la jeune femme désappointée par le son hargneux.
- Et comment pourriez-vous la connaitre puisque c’est moi qui l’ai écrite, continue-t-il de plus en plus en colère.
Il s’approche d’elle, presque menaçant, cherchant à mieux voir son visage à la lumière du réverbère. Ce regard myosotis aux paupières ourlées, lui donne le vertige. Il recule brusquement et se passe une main sur les yeux.
- Vous ne vous sentez pas bien, s’inquiète la jeune femme. Vous voulez que j’appelle quelqu’un ?
- Dites-moi comment vous pourriez connaître cette chanson ! insiste-t-il en lui prenant le bras.
- Oh ça va, réplique-t-elle en se dégageant, ça n’est pas une affaire d’état. Je ne vois pas ce qui vous énerve de la sorte.
- C’est ma chanson alors vous ne pouvez pas la connaître. Où l’avez-vous entendue ? crie-t-il.
- Arrêtez à la fin, réplique-t-elle, c’est ma tante Lili qui me l’a chantée, chaque fois que j’étais en vacances chez elle, coincée dans sa compagne pourrie !
- Lili dites-vous ! Lili, qui est cette Lili ?
Il est sonné. Elle s’approche, inquiétée par sa pâleur. Il titube puis s’affaisse sur le trottoir, les yeux clos
- Lili, ma Lili, où es-tu ? murmure-t-il entre ses dents.
- Remettez-vous, Monsieur, Réveillez-vous implore-t-elle. Vous me faites peur !
Il se redresse un peu groggy, la dévisage et lui dit : « Lili, Ma Lili, tu es revenue ! »
- Non, moi c’est Julie. Lili c’est ma tante. Vous connaissez ma tante Lili ? demande la jeune fille.
- Je ne sais pas, je croyais que ma Lili était morte… répond-t-il d’une voix blanche
- La mienne n’est pas morte, elle élève des chèvres et des brebis dans une campagne perdue du côté du Larzac au milieu des loups. Elle vend des fromages aux herbes que les restaurants réputés de la région s’arrachent. Elle n’a plus beaucoup le temps de faire de la musique, mais quand elle avait un moment, elle passait des heures sur sa guitare, et cette chanson, je l’ai entendue des centaines de fois !
Il se redresse, un peu de couleur revient sur ses joues.
- Elle vit dans le sud, dit-il. Dans le sud, loin de tout, c’était notre rêve…
- Seriez-vous Renaud ? demande la jeune fille.
- Oui, c’est moi répond l’homme.
- J’ai beaucoup entendu parler de vous, dit-elle soudain souriante. Beaucoup, beaucoup ! Oui, je vous connais. Je croyais que vous étiez un fantôme qu’elle avait inventé pour se rendre intéressante. Vous êtes son plus grand regret ! Je vous donne son adresse si vous voulez, elle sera très heureuse de vous revoir, je pense !
Il reste muet, écrasé d’émotion. Ses lèvres tremblent. Il regarde sa guitare comme si elle allait lui dicter sa conduite. Elle lui a sauvé la vie ce soir. Il sourit à la jeune fille et hoche la tête, les yeux pleins de larmes, ne pouvant prononcer un mot. Le soleil se lève au bout de l’avenue. Les grands arbres semblent frissonner de plaisir. Il se relève, un sourire au coin des lèvres. Finalement, la journée sera belle.
- Vous savez jeune fille, Lili disait toujours que même quand la route était très sombre, il y avait toujours quelqu’un au bord du chemin pour vous prêter sa lanterne. Cette nuit, c’était vous, ma lanterne…"
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