La ronde de novembre 2016
La banquette arrière (La ronde de novembre 2016)
La ronde, un texte part chez un autre qui envoie son texte chez le suivant jusqu'à boucler la ronde. Le texte a un sujet commun, aujourd'hui le même incipit: "Il était cinq heures du soir."
J'ai le grand plaisir, la joie, de recevoir Dominique à qui je tends la main alors que Noël prend la mienne. Merci Noël!
et roule la ronde...
"la Saône à Allériot (71)"
Il était cinq heures du soir, ou à peu près. Le soleil était encore haut. Fatigué ou ébloui, j’ai cru un instant que ce serait la voiture qui allait me ramener
toute seule à la maison, mais ça s’est passé autrement. Une fois à l’intérieur j’ai réajusté le siège, les rétroviseurs, actionné le démarreur, et j’ai quitté la
plaine chalonnaise en direction de Paris par l’ancienne nationale 6. Il faisait beau, le thermomètre indiquait une température extérieure de 32 °C. Dans
ces conditions, éviter l’autoroute sera une façon agréable de faire durer la journée et ses plaisirs tout en restant au plus près de l’évolution du paysage.
Et puis quand on conduit sur une route où la vitesse est douce, l’imagination peut donner de la gîte, de grands coups de volant, tourner la tête, freiner
brusquement, réaccélérer, perdre les pédales. Toutes vitres ouvertes, et même à une allure conventionnelle, les idées sombres ou les regrets sont
proprement éjectés de l’habitacle. Captif, certes. Dans une bulle, sans doute.
Mais l’esprit libre. De fait j’ai roulé sans un seul arrêt, avec la rigueur et la constance d’un pilote de ligne et dans la soute trois fois rien, mon monde.
Dès qu’on a quitté la Saône, des panneaux routiers indiquent les noms prestigieux des crus disposés en semblables parcelles géométriques : Mercurey,
Montrachet, Meursault (on pense à Camus). Noms inutiles et impuissants en l’occurrence à noyer quoi que ce soit. Viennent les lacets de la côte de la
Rochepot. Je me suis rendu compte, une fois arrivé en haut, que cette grimpée signifiait la rupture définitive avec le midi de la France. L’idée m’avait
parfois effleuré en prenant l’autoroute, mais ce jour-là pour la première fois je l’ai vécue de plain-pied, et pour ainsi dire de vive voix. En fait, lorsqu’on
arrive de la Méditerranée, en s’en tenant uniquement à la végétation cette limite se situerait plutôt aux environs d’Orange, et par une belle journée d’été
il est possible de ne la ressentir qu’à la confluence de la Saône et du Rhône. Mais une fois cette côte franchie, cette montagne, une fois passé l’Auxois, la
géographie change du tout au tout. Arnay- le-Duc, et surtout Saulieu, ancré dans le Morvan, ne font plus illusion. Dès lors le panneau indiquant avec
une élégance publicitaire la « ligne de partage des eaux » est un accessoire, un détail touristique, même s’il est possible de lui trouver quelque intérêt
lorsqu’on voyage avec des enfants. La route nationale décline ses motifs dans une gamme allant des plus anciens à ceux plus nombreux qui nous sont
contemporains, ceux-ci pouvant masquer ceux-là. Parmi les publicités murales, la signalétique Michelin et autres restaurants gastronomiques, l’un de
ceux qui ont traversé les époques avec constance, pour une simple raison pratique, est la station-essence, garage ou station-service. Une fois l’image
assimilée, il est difficile de l’oublier car ces stations se succèdent à une fréquence impressionnante, tous les 10 km à peu près, même en rase campagne.
Cette période donne le tournis, à la mesure de la fréquentation de la route dans les années 60, avant l’ouverture progressive des tronçons d’autoroute. Il
est aussi, sûrement, symptomatique de la consommation de carburant ; l’essence était saturée de plomb pour mieux rouler des mécaniques, et l’on se
dit que les berges, non dépolluées, devraient être classées en zone Seveso. On pense à ça les belles journées d’été, le soleil diminuant aux trois quarts
gauche, avec ses rayons réfléchis par les lunettes de soleil comme sur la pochette d’un disque de rock and roll, ou comme dans un film de Melville.
Les stations rencontrées ne sont pas toutes fonctionnelles, seules quelques unes remplissent encore les réservoirs. La plupart, amputées de leurs
pompes, ont été reconverties en boutiques de meubles, de fringues, de bricolage ou de gadgets (j’ai même vu un sex-shop du côté d’Avallon, on imagine
le glissement sémantique), en habitations, en remises, en entrepôts. Certaines sont à l’abandon, plus ou moins délabrées, parfois ne restent que des
ruines, le parallélépipède de parpaings et de béton vide, tagué, avec son terre-plein caractéristique aux deux accès en biais, l’un pour y entrer et l’autre
pour en sortir. Quelquefois, dans une ligne droite, un virage ou à l’entrée d’une ville, devant une suite de pavillons ou une série d’immeubles en retrait
de la route, une anomalie : deux petites virgules de macadam qui ne mènent plus à rien, ou à un tas de déchets. Ce sont les ultimes témoins fossiles
d’une civilisation disparue.
J’ai croisé des Frégates, des Chrysler et des 4L. Un peu plus loin une Ami 8, une 203, une Ford Mustang (ou peut-être une Facel Vega?) Il doit y avoir
des fans des années routières qui se retrouvent, polo Lacoste et jupe plissée, pour célébrer la belle époque au volant de véhicules idoines, version soft
des bikers sur la route 66, en écoutant Johnny Halliday et Claude François pour les plus jeunes d’entre eux. On s’y croirait, pour tout dire. Manquent
juste les platanes qui pimentaient naguère la conduite de leur rythme frénétique, à l’unisson du jazz de l’autoradio. Ils ont été pour la plupart abattus,
comme s’ils avaient été les meurtriers de ceux qui leur fonçaient dessus à 160 km/h. Les clubmen en mocassins ont leur temple vintage, c’est la station-
essence-restaurée-à- l’identique. J’en ai vu deux ou trois, peintes de frais. La première m’est apparue de façon très spectaculaire, cinématographique, à
Bel-Air près de la Rochepot. Elle m’a rappelé instantanément la Plymouth d’Alain Delon dans Le cercle rouge, sa moustache et son imperméable. Dans
la seconde qui suit, me sont revenus en tête les cadeaux que faisaient les pétroliers aux enfants de leurs clients au fur et à mesure des points engrangés
quand on faisait le plein du réservoir. Comme la queue de tigre Esso (à nouer sous le rétroviseur) et les petites voitures Shell (sur la plage arrière). En
particulier je me suis souvenu d’une bouée Fina avec laquelle j’avais failli me noyer, paraît-il, dans la baie de Sitges à l’été 1969. Si j’ai oublié les détails
de l’évènement, je me souviens encore de la texture du plastique gonflé et de son odeur moderne, impeccable.
Par ricochet, cela m’a rappelé celle de ma mère, qui ne se parfumait pas, celle de mon père, qui ne se parfumait pas non plus, et aussi celle de la voiture,
de son tableau de bord, de ses tapis, de ses coussins, de son ventre.
A l’abord de Sens, le folklore s’évapore car c’est déjà presque la région parisienne. Les premières tours délabrées sur les hauteurs de Montereau-Fault-
Yonne, visibles depuis plusieurs kilomètres, sont les phares signalant l’entrée dans le dur. La nationale est rentrée dans le rang, à partir d’ici il est
nécessaire de faire un effort pour s’adapter à un trafic plus dense. Ce n’est pas non plus insurmontable, à condition de remonter les vitres. D’ailleurs
l’air avait fraîchi. J’ai dû couper le contact vers minuit, la route restant à faire jusqu’à mon lit était sûre, courte et bien balisée.
J’ai préféré rester dormir sur la banquette arrière.
"ancien atelier de stuc Benoît, Chalon-sur-Saône (71)"
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