La ronde de décembre 2012 : Autoportraits
Quand j’allume la lumière de la salle de bain, c’est incontournable, je suis là qui m’attends dans le miroir, avec le blaireau sur la tablette de la salle de bain, la brosse à dents. Mon visage fait partie du décor. Je l’y rase tous les matins, je le peigne aussi et puis je passe un petit coup sur le lavabo. Certains jours, je n’y prête pas plus attention qu’au savon. Mais parfois, je le détaille sans bouger. Je le dévisage et l’image imperceptiblement se trouble, se modifie jusqu’à devenir monstrueuse d’étrangeté. Celui que je regarde (et qui est moi ?) m’hypnotise jusqu’au malaise. Les téguments à terre, la chair d’éther s’évapore et l’os affleure par endroits. Les traits s’estompent pour, à la fin, montrer la réalité masquée. Au bout d’un long moment, frais et dispos, je sors de la salle de bain rempli d’effroi.
J’ai mis du temps à comprendre que ce n’est pas mon image qui, à trop la scruter, me fait peur, mais bien l’inverse. Oui, cette image qui me regarde, mon double sur le tain, c’est moi qui la terrorise. Petit à petit, j’ai ressenti le même rejet de mon visage que celui de mon image sur le miroir ; je ne supporte plus ma vue. Dès que je passe devant une surface réfléchissante, je baisse les yeux ou tourne la tête. Quand, par inadvertance, mon regard croise un miroir ou une vitre, je m’effraie. Ne pouvant plus supporter l’image projetée de mon visage comme un crachat vers l’autre ou vers moi-même, j’ai pris le bélier par les cornes. Je suis passé par les lames acérées d’un chirurgien plastique pour changer ce visage qui me donnait la nausée. Soi disant méconnaissable, j’ai, de mon point de vue, toujours la même arête de nez dans le coin inférieur interne de mon champ de vision. Maintenant, l’image que me renvoie le miroir est celle d’un étranger très laid. J’ai peur qu’au fil des jours je vais finir par m’y habituer. En attendant, mon nouveau visage et moi, nous nous ignorons. C’est supportable et je ne vois, dans le miroir, qu’un lobe d’oreille à curer, une moustache à raser, une rangée de dents à passer au fil.
Jusqu'au jour du premier phénomène, dans une galerie de musée à Munich - depuis, par trois fois j’ai relié mon visage. Je déambulais donc devant les toiles jusqu’à m’arrêter devant un portrait grandeur nature qui m’attira ; celui d’Albrecht Dürer, l’autoportrait de 1500 si connu où il s’est représenté en Jésus-Christ. Mon regard rencontra celui du modèle qui me dévisageait depuis la toile. Il m’a fallu un moment pour définir le malaise que j’éprouvai devant cette toile. Comme devant le miroir, il me regarda fixement jusqu’à ce que son visage se mette à bouger, à se transformer. Ne ressemblant ni à Dürer ni à Jésus, je reconnus néanmoins certains de mes traits dans ce visage, sur cette toile. Le regard, sérieux, un nez qui s’impose, une bouche dessinée qui se superpose et se noie dans la barbe que je ne porte pas. Médusé, troublé par l’intensité de ce regard, je remarquais l’alchimie du miroir se développer. Progressivement, les traits du modèle s’estompèrent, se modifièrent sous mon regard soutenu par le sien, jusqu’à la conviction que mon visage d’avant la chirurgie destructrice prenait la place de celui de Dürer. J’eus un étourdissement qui m’obligea à m’asseoir et on me fit sortir pour m’aérer et reprendre mes esprits que je mis sous le bras avec mes cliques et mes claques et mes jambes à mon cou.
Alors que j’avais oublié cet épisode dürerien que le quotidien avait recouvert d’un voile opaque, un phénomène identique se produisit plus tard. Dans les allées sombres qui jouxtent les vastes salles du musée d’Art de Chicago, je m’étais arrêté devant le non moins célèbre autoportrait de Jean Baptiste Siméon Chardin datant de 1775. A le scruter de près, le nez près de la vitre protectrice, mon visage se superposa à celui du peintre. Son regard flou m’engloba au point que nos besicles fusionnèrent. Progressivement, l’œil gauche derrière les verres, l’arrondi du nez un peu brillant, l’ombre d’une barbe d’un jour, comme au fond du bac quand naît l’image incertaine sous la chimie du révélateur, mon visage apparut parmi les traits du peintre…Collé à son image, je dus abandonner la pellicule de mon visage aux tons veloutés du pastel quand un gardien me demanda de m’éloigner de la toile. Je fis, sans un regard en arrière, volte face et filai vers la sortie sans demander mon reste.
Je vous l’ai dit, par trois fois le phénomène se produirait, un autoportrait célèbre volerait mes traits (ou bien mon visage parasiterait celui du peintre sur la toile ?). Lors de l’exposition Courbet, au Grand Palais à Paris, une des premières toiles exposées était l’autoportrait dit « désespéré ». Le peintre, jeune, le cheveu en bataille, se prend la tête entre les mains et roule des yeux terrifiés. Le phénomène de fusion vint à nouveau me prouver ce lacanisme que ce qui fait la visibilité du voyant est le regard comme objet a - objet invisible qui se trouve au fondement de la visibilité: qui rend le sujet percevant en objet perçu. Perdu dans cette réflexion obscure, je regardais l’autoportrait d’un autre qui m’avait peint, je me percevais en lui. Alors le regard des autres autour de moi, sur mon autoportrait qui nous faisait face, me glaça. Allaient-ils reconnaître, parmi les spectateurs, celui qui, sur la toile du miroir, se transformait en moi ?
Tout cela vous semble confus ? Je sais, c’est à n’y rien comprendre. Depuis que je ne peux plus me voir en peinture, j’ai fui les galeries de musée comme les miroirs. Je vis enfermé chez moi, évitant de sortir autant que possible. J’ai enlevé les miroirs, mis des rideaux aux fenêtres, couvert l’inox de peinture pour protéger mon regard de mon image. J’ai enfin un peu de répit et même, par moments, j’ai du mal à me rappeler ce visage qui m’habitait. Je vieillis lentement et me demande ce qu’il advient de mes traits. Serais-je capable de me reconnaître encore ?
Mais l’autre jour, on a sonné à la porte…
Quotiriens, le 6 décembre 2012